Le Kiosque à Culture: un instrument d’ouverture à la diversité culturelle

Entretien avec Marie Claude Morand par Fabiana de Barros

Fabiana de Barros
J’aimerais tout d’abord évoquer avec vous l’intérêt que vous avez eu à acquérir un Kiosque à Culture pour les Musées cantonaux du Valais.

Marie Claude Morand
La première fois que j’ai eu l’occasion d’entrer en contact avec le projet Kiosque à Culture, c’était en 2001, dans le cadre du Groupe arts visuels du Conseil de la Fondation suisse pour la Culture, Pro Helvetia. Vous aviez présenté un dossier de demande de soutien pour une implantation de ces Kiosques dans les grandes villes suisses et j’avais été fortement impressionnée par les possibilités de ce petit édicule qui n’avait l’air de rien, mais qui, précisément parce qu’il n’était pas connoté institution culturelle de prestige, pouvait être approché par tout un chacun. Votre idée de l’action culturelle publique à travers cet instrument d’apparence anodine me semblait particulièrement juste et fine. J’ai copié le dossier (eh oui !) en me promettant d’exploiter cette piste, même si Sion ne figurait pas dans le projet initial.
Au moment où j’ai décidé d’acquérir un Kiosque pour les Musées cantonaux du Valais, c’est cet aspect d’accueil polyvalent qui fut déterminant. Et il l’est encore aujourd’hui, surtout après que le Kiosque, installé pendant 2 ans sur la Place de la Majorie, au pied des châteaux médiévaux qui dominent Sion et qui abritent les Musées des beaux-arts et d’histoire, au cœur même du dispositif culturel le plus prestigieux du canton, ait suscité à la fois l’intérêt constant du public visiteur de la ville médiévale sédunoise et les critiques acerbes de certains habitants qui ne comprenaient pas que j’aie pu vouloir cette “baraque“ dans un cadre aussi monumental.
Cette répulsion associée à une fréquentation soutenue du Kiosque, particulièrement lorsqu’il servait de borne d’information active pour tout public sur les manifestations culturelles régionales, montre bien les lignes de fracture qui divisent notre société, et parfois même notre propre personne, face au travail culturel : d’un côté nous relions quasi automatiquement l’activité culturelle avec la notion de prestige, d’élite, et de l’autre, cette même apparence élitaire nous hérisse, nous apparaît critiquable, parce que sans rapport évident avec notre vie quotidienne de labeur productif de biens de subsistance, et nous nous sentons soulagés quand un intermédiaire, acceptable parce que proche de nos références habituelles, nous permet de franchir la passe.

Fabiana de Barros
Dès notre première réunion en 2002 à propos de la réalisation de l’événement à Sion, vous nous avez raconté votre désir de rapprocher le public des artistes par le biais d’une structure itinérante (le Kiosque à Culture). Est-ce donc si difficile, particulièrement en Valais, de faire ce lien ?

Marie Claude Morand
J’ai été formée comme historienne de l’art médiéval et je ne peux pas m’empêcher de penser avec nostalgie aux artistes ambulants, peintres, enlumineurs, sculpteurs, acteurs, jongleurs, troubadours et ménestrels, qui, comme les marchands itinérants et les pèlerins, ont marqué de leur empreinte nomade ces siècles de grande mobilité culturelle et économique. Au fond, le Moyen Âge ressemble de ce point de vue passablement à notre modernité, à la différence qu’aujourd’hui notre mobilité est surtout supportée par les réseaux de communication et non plus assumée à travers des rencontres de personne à personne. Et pour moi, la rencontre personnelle est beaucoup plus riche de possibles que toutes les navigations planétaires sur internet, la participation en direct plus efficace que n’importe quel téléchargement de site spectaculaire. Voilà pourquoi j’ai rêvé d’un Kiosque qui pourrait être mis à la disposition d’artistes ou d’associations pour nomadiser et faire des rencontres. Mais pour l’instant cette partie du projet n’est pas encore en activité, car il nous faut repenser la structure architecturale du Kiosque pour le rendre plus facilement transportable.
Quant à savoir si la rencontre avec le public valaisan est plus difficile qu’ailleurs, je n’en crois rien. Toutes les expériences de collaboration nomade que les Musées cantonaux ou certaines associations culturelles ont menées avec des agglomérations situées hors des grands centres urbains ont montré que l’intérêt est vif, aussi bien dans la fréquentation que dans la critique de l’exercice. Ce qui fausse la perspective des amateurs de comparaison quantitative, c’est que nous sommes bien en Valais dans une configuration complexe du territoire, lequel se trouve en quelque sorte “morcelé“ selon les divers niveaux de concentration de population, et non pas dans une structure urbaine unifiée à forte propension centralisatrice où le public se déplace naturellement vers une institution de renom.

Fabiana de Barros
Pour quel motif pensez-vous que, d’une manière générale, même une fois sorti des frontières du Valais, le public s’est tellement distancié des institutions culturelles ? Et pourquoi, spécialement en ce qui concerne l’art contemporain, le fossé est-il encore plus grand ?

Marie Claude Morand
Cette attitude de prise de distance de la part du public n’est pas réservée aux seules institutions culturelles. Le phénomène se constate de manière encore plus frappante à l’égard des institutions politiques par exemple. Et puis cette distance était-elle moindre au XIXème, au XVème siècle, à l’époque romaine? Je n’en suis pas persuadée. Ce qui fait peut-être la différence c’est l’absence, dans nos sociétés contemporaines occidentales, des échelons intermédiaires de la relation sociale, alors que l’on rencontre ces formes en plus grand nombre dans les sociétés anciennes ou non-occidentalisées. Les liens de proximité qu’assuraient et qu’assurent encore les structures sociales de plus petite envergure afin de “policer“ activités collectives et individuelles, se font rares dans notre société “globale“.“Penser global agir local“ est un slogan, pas une réalité. Et de plus, il est ambigu : il peut tout aussi bien mener à l’uniformisation de la planète qu’à l’ouverture des uns aux richesses culturelles des autres.
L’art contemporain est multiple et toutes ses formes ne suscitent pas forcément le rejet du plus grand nombre. Mais le fossé se creuse profondément lorsque les codes de représentation utilisés par les artistes pour communiquer leur pensée créatrice n’ont plus de liens immédiatement reconnaissables avec l’expérience commune. D‘où la multiplication récente des médiateurs culturels qui cherchent à recréer un espace de dialogue, à susciter une nouvelle proximité en remplacement des liens disparus.

Fabiana de Barros
Dès lors, en quoi des institutions comme la vôtre, ou le Culturgest de Lisbonne ou encore le SESC de São Paulo, sont-elles différentes des autres en voulant s’approcher du public ?
Quelles sont vos stratégies culturelles face à cette réalité ?

Marie Claude Morand
Actuellement le secteur de la médiation culturelle est en pleine effervescence. Toutes les pistes sont explorées dans cette course, quelquefois un peu ridicule, à l’acceptation par le public des manifestations culturelles organisées à son intention. Les Musées cantonaux du Valais ont choisi un axe prioritaire qui me semble logique par rapport à notre situation d’institution de territoire (par opposition à une institution de centre urbain plus ou moins cosmopolite) et qui correspond à mon analyse de la fonction à la fois rassembleuse et exploratrice du travail culturel. Nous privilégions donc toujours la relation personnelle et directe avec le public, par exemple la visite commentée personnelle plutôt que l’audio-guide, la collaboration et le partage en réseau avec des musées, des associations, des groupements locaux plutôt que le développement exclusif d’un pôle central, un certain nomadisme de nos activités sur le terrain plutôt que le drainage du public vers nos institutions à coups d’investissements publicitaires, un programme très diversifié (expositions, publications, conférences mais aussi cinéma, concerts, apéro-rencontres, lectures) plutôt orienté vers la découverte et la re-mise en perspective que vers la célébration des valeurs dites confirmées.

Fabiana de Barros
Parmi tous les événements organisés à Sion durant l’événement du Kiosque à Culture en 2002, vous avez participé personnellement à la “camera obscura” des artistes Nathalie Nicola et Liora Zittoun. Quelle a été votre réaction face à ce travail ?

Marie Claude Morand
Ce qui m’a fascinée c’est la nature nouvelle de la relation avec mon Moi qui s’était instaurée durant ce travail. La transformation invisible du Kiosque en chambre photographique géante avec son petit œilleton frontal qui happait pendant près de 15 à 20 minutes la place de la Majorie et nos petites personnes pour en créer une sorte de concentré de l’esprit de la place et de ses habitants, m’a fait prendre conscience de l’aspect proprement magique de la photographie. Résultat: une véritable captation d’identité spirituelle ressentie pour la première fois alors que l’instantané n’a jamais provoqué chez moi cette émotion et cette re-connaissance de soi. Quelque chose aussi comme une crainte révérencieuse vis-à-vis de l’artiste capable de dominer un tel instrument et de repartir avec un morceau de mon être. Et puis le sentiment de n’être pas en face d’une photographie reproduisant une mise en scène réellement orchestrée, mais bien d’une sorte de peinture à caractère rituel comme celles utilisées par les chamans. Ce nouveau rapport au Moi est considérablement favorisé par le temps long de la pose qui vous développe, dans un corps de plus en plus fatigué et détaché de l’urgence quotidienne, un sentiment profond de décollement de votre esprit et de migration vers le papier sensible de l’œuvre finale.
Pour moi, ce fut un moment de grande réconciliation avec la fonction sociale de l’artiste comme révélateur et explorateur des profondeurs de l’être humain. J’en suis sortie renforcée dans ma conviction qu’il existe des liens puissants à redécouvrir entre tous les métiers de la quête spirituelle.