Entretien avec Michel Favre
São Paulo disséqué au travers de ses taxis
Un portrait de la ville fait de fragments de l’imaginaire de ses passants.
Le taxi AUTO PSi
« Dis-moi de quoi tu rêves et je te dirai qui tu es » semblent dire de concert Michel Favre , réalisateur du film, et Fabiana de Barros, artiste contemporaine. C’est chez elle qu’est née l’envie de ce projet ludique baptisé AUTO PSi. Et c’est lui qui filme la réponse que donne São Paulo, à travers les rêves secrets de ses habitants.
Ecouter (parler) les images
« Psi! Psi! Psi! C’est ainsi qu’on hèle un taxi dans la rue à São Paulo. Mais qu’arrive-t-il lorsque le taxi qui s’arrête est une auto-psi ? Montez ! Montez ! On peut regagner le temps perdu dans le embouteillages en se livrant à un jeu: Je vous mène où vous voulez en ville. Ma Ville, votre ville, São Paulo. Vous ne payez pas la course, mais en échange vous me racontez une histoire. Je vous montre une image et vous me racontez l’histoire qu’elle vous inspire: une auto psychanalyse sans douleur et sans prix. »
Autant de trajets, autant d’histoires confiées dans l’intimité du cocon automobile. On découvre São Paulo comme vu au travers d’un scanner qui découpe la mégapole en tranches de vie que recueillent les caméras de Michel Favre.
On voit se dessiner en creux, tout au long des rencontres du film, une vie urbaine faite d’histoires et d’aventures simples et touchantes. En même temps, un long travelling détaille la vie des rues autour du taxi. Les vendeurs ambulants, les magasins les plus incongrus et les passants toujours pressés défilent en arrière-plan. Autant de vues et autant de vies sur lesquelles Michel Favre jette un regard intime ; celui d’un étranger qui s’aventure là où les Brésiliens eux-mêmes ne pensent pas à s’arrêter, ne pensent pas à regarder et ne pensent pas à écouter.
Sa caméra se promène le long de ces « No man’s land », boulevards périphériques, ruelles tortueuses et carrefours de quartiers excentrés, mettant en lumière son impression propre de São Paulo, comme un écho aux confessions et aux drames qui se confient à l’arrière des taxis.
Les sources du film « l’image à paroles » sont multiples. Il ne s’agit pas seulement du portrait d’une ville, de la chronique d’une expérience artistique ou d’un jeu psychologique qui montre l’ampleur de l’imagination humaine, mais aussi d’un documentaire pétri d’affection et de poésie. Une déclaration d’amour à une ville.
La musique
São Paulo reste la ville emblématique du rock brésilien. Le genre y est né dans les années 60 et, aujourd’hui encore, les vibrations électriques et les rythmes lourds y résonnent à merveille. Michel Favre a demandé à Naffta, jeune groupe typique de São Paulo, de composer une chanson pour le film. Ici, point de samba et de plage, mais de forts relents de cultures urbaines, entre guitares électriques et textes rap scandés : « En passant par les banlieues, je vois les personnes couchées dans le caniveau, cherchant où dormir, quoi manger, sans savoir s’ils vont vivre jusqu’au prochain lever de soleil…. »
Quelques questions à Michel Favre
Qu’avez-vous découvert à São Paulo?
Les multiples facettes d’une ville, les multiples facettes de la vie. Des personnages étonnants le long des rues, des inconnus généreux avec leur temps et leurs émotions. Et j’ai également (re)découvert une ville dans laquelle je travaille régulièrement depuis 1992 ; et que j’aime.
Le Brésil, mais pas de trace de plages ou de brésiliennes dansant la samba. São Paulo semble être une ville très urbaine, étouffée par les voitures?
En effet, la circulation fait intimement partie de São Paulo. Au même titre que la foison d’antennes sur les toits et les avions qui strient le ciel comme autant de grilles de lectures. Mais comme dans le titre « l’Image à Paroles », le film met l’accent sur la bande son. J’ai appris à entendre les bruits de la ville : le roulis des véhicules sur le macadam, le martèlement des pneus sur les bouches d’égouts, les résidus d’ondes radios qui grésillent dans le poste…
Se glisser dans la ville, l’opportunité de jouer un peu?
Il s’agit sans aucun doute d’un film joueur ; En tout cas, d’un film qui tente de transmettre à travers le jeu, le São Paulo que j’ai ressenti, découvert par mes sens.
Ce film n’est pas un documentaire touristique?
Les images fixent la naissance d’une oeuvre immatérielle. Un corps de rêves… et d’histoires de ses passants, qui sont autant de fragments de l’imaginaire de cette ville.
Dans le film, on ne voit jamais les images que les passagers commentent?
Il ne s’agit justement pas d’émettre un jugement sur la qualité de l’histoire racontée, mais plutôt d’accepter les histoires telles quelles, comme autant d’échos de la vie à São Paulo. Les images, représentant des personnages dans des situations ambiguës, ne sont là que pour provoquer la confession.
Ce sont des reproductions inspirées d’un test psychologique, le Test d’Aperception Thématique développé aux Etats-Unis dans les années 40 par le docteur Henry Murray.
Mon intérêt a été de questionner la puissance évocatrice de ces images. C’est ce qui m’a amené à croiser la quête du professeur Wesley Morgan de l’Université de Knoxville, aux Etats-Unis, qui est remonté à la source des planches figuratives du test, tirées de magazines populaires de l’époque. Il s’est demandé pourquoi cette planche a été choisie, plutôt que celle-là, pourquoi elle a été recadrée, qu’est-ce qu’on ne voulait PAS montrer pour provoquer l’imagination?
Les gens n’aiment pas raconter leurs fantasmes. Michel Favre a-t-il simplement découvert un moyen pour les mettre sur la voie, pour mettre leur voix en route?
Dans le taxi AUTO PSi, les passagers sont dans une parenthèse, ils sont isolés du tourbillon du quotidien très urbain de São Paulo. Ils se confient plus facilement avec le sentiment qu’ils vivent un moment de recueillement exceptionnel.
Et là, le rôle de Fabiana de Barros a été essentiel. Ses qualités de contact et son art de médiatrice ont été indispensables pour créer un lien fort avec l’invité du taxi, le temps d’un voyage somme toute extrêmement court.
Avez-vous dû faire de longs repérages dans une mégapole de la taille de São Paulo ?
En faisant le portrait de l’artiste Geraldo de Barros, (Sobras em Obras, 1999, le film précédent de Michel Favre), j’ai été touché de plein fouet par la culture de rue brésilienne. J’ai regretté de ne pouvoir flâner le long de ces avenues interminables, ces terrains très vagues, ces trottoirs désolés et ces carrefours babyloniens. Je les ai mentalement notés, en me promettant d’y revenir un jour.
Qu’avez-vous retrouvé dans les rues ?
Un vieux vendeur méfiant, une coiffeuse de quartier populaire, un négoce de lustres électriques qui se visite en voiture, un chien solitaire qui salue sans se lasser la circulation qui défile de l’autre côté du mur de son enclos, autant d’instantanés qui ont imprimé l’oeil baladeur de la caméra, mais en disent autant sur la réalité brésilienne que sur ce qui me plaît dans cette ville.
Voyeur et démocratique?
Il ne s’agit pas d’être voyeur, mais bien de découvrir une ville en faisant une coupe sociologique liée au hasard, au hasard des rencontres motorisées. J’avais envie de parler de São Paulo, de mon expérience de cette ville. Mais je ne voulais pas choisir entre les gens que je connaissais et les gens que je ne connaissais pas et que je croisais dans la rue. Le prétexte des images est un moyen radical pour mettre toutes les confessions au même niveau.
Mais la motivation pour faire un tel film n’est-ce pas aussi l’amour?
J’ai tellement reçu de São Paulo, les gens dans la rue vous donnent tellement, que je voulais, moi aussi, offrir quelque chose en retour. Ce film est ma vision de cette ville. Mon expérience personnelle s’y mêle à l’expérience innombrable de passants croisés au hasard des pérégrinations d’un taxi plein d’images.