Notes pour un film in "The River Chronicle", June 4, 2016

Texte publié originalement dans The River Chronicle – Saturday, June 4, 2016, publication du Groupement Superpositions.

(…) Heureusement le cinéma est affaire de temps car j’ai pu renverser le cours de l’eau, et me taire pour écouter le site, pour, en posant très peu de questions, essayer de me guider dans le chantier, dans les enjeux du projet. Cette attitude de repli je la souhaitais la plus intérieure possible afin retransmettre au spectateur du film le chemin de mes découvertes, qu’elles deviennent sienne. Il m’a fallu donc admettre de ne rien comprendre pour me laisser envahir par le projet, condition fondamentale pour que l’expérience filmique soit plus qu’une documentation.

C’est toujours stimulant de penser et d’écrire ses pensées sur un projet en cours ! Ici le film est encore en montage et je sais que les questions initiales sont toujours d’actualité. Y ai-je répondu ? Je ne sais pas, je pense plutôt que je les ai prolongées dans le champ du cinéma et de son rapport au temps, à l’espace et au réel.

Après notre première discussion au printemps 2013 je croyais que j’allais réaliser un véritable film catastrophe, une rivière qui devait se former par le lâché d’une énorme quantité d’eau depuis un lac de retenue d’une digue. J’avais tout simplement inversé le cours de l’eau ! Et je me voyais comme ces équipes qui doivent filmer les actions scientifiques dans leur fulgurance et disposer plusieurs caméras pour enregistrer ce raz de marée imaginaire !

Alors heureusement le cinéma est affaire de temps car j’ai pu renverser le cours de l’eau, et me taire pour écouter le site, pour, en posant très peu de questions, essayer de me guider dans le chantier, dans les enjeux du projet. Cette attitude de repli je la souhaitais la plus intérieure possible afin retransmettre au spectateur du film le chemin de mes découvertes, qu’elles deviennent sienne. Il m’a fallu donc admettre de ne rien comprendre pour me laisser envahir par le projet, condition fondamentale pour que l’expérience filmique soit plus qu’une documentation.

Votre projet d’architecture vise, entre autres, à faire ressentir la rivière, à créer des sensations pour le promeneur qui soient des marqueurs sensoriels dans son expérience de la nature. Pour cela sont créés des dispositifs, tu parles de pièges, qui obligent à se confronter aux éléments : banquettes proches de l’eau, observatoires, citations de ruines, etc. La temporalité visée est celle de l’expérience in situ enrichie par le vécu du promeneur-spectateur. Avec sa capacité d’immersion, le cinéma cherche à provoquer des émotions du même type chez le spectateur. Ici la temporalité est double, il y a à la fois l’acquis culturel préexistant et l’expérience cognitive et sensorielle accompagnant l’expérience du film. Il s’agit donc de partir d’un zéro théorique absolu de connaissances et d’expériences de cette rivière, comme une page blanche d’un cahier de notes dans lequel, petit à petit, le spectateur du film va annoter, laisser en marge ou souligner ce qu’il retient de son expérience de spectateur. Cette expérience se construit sur différents niveaux, entre l’information repérable, les faits cohérents et compréhensibles, les sensations visuelles et sonores liées au montage des images et des sons.

Ma réponse aux pièges et dispositifs sensoriels que le projet architectural propose tout au long des jardins linéaires est à trouver, entre autres, dans l’usage des différents registres visuels. Par le détournement d’images argentiques noir et blanc, captées tout au long des années de tournage avec une caméra en plastique qui recrée une cinématographie archaïque et syncopée, des séquences à l’apparence d’archives dévoilent le chantier en cours, parfois même terminé, dans une ambiguïté volontaire entre présent et passé. Montrer ce qui va être comme si cela avait été. Mon hypothèse est que cela crée une familiarité visuelle et sensorielle avec des lieux et des situations dont au final je ne montre que peu d’étapes de construction

Une forme qui ramène au passé ce qui est présent et qui, lorsque ce présent se déroule de façon plus objective dans le montage qui suit, provoque – peut-être – un sentiment de déjà-vu chez le spectateur, une familiarité qui s’apparente à une impulsion mémorielle, proche de celles provoquées et recherchées sur le site pour le visiteur.

De manière plus large, le film opère tout son travail dans la question du temps. Celui de la géologie lorsqu’il s’agit de retrouver d’anciens méandres dans la plaine alluvionnaires de l’Aire, les saisons par le biais du suivi du chantier sur près de 3 ans, les générations humaines, de l’enfance de l’architecte dans la région aux rangées de pommiers de l’agriculteur plantés après le chantier, du temps futur pour les génération d’enfants à qui se projet se destine, mais pas seulement, et enfin du temps cinématographique qui réunit toutes ces temporalités en une pour un récit finalement linéaire.

Je me pose sans cesse la question du point de vue qui permet d’activer ces sensations. Ici ce point de vue est celui du spectateur, mené par alternances entres informations, images, sons et par sa compréhension de l’espace. Un point de vue qui se construit à la fois par des éléments sensoriels et par l’acquisition de la connaissance des enjeux plus théoriques ou historiques. C’était un peu mon vécu de filmeur durant ces trois années de tournage sur le site.

Tourner sur trois ans, presque hebdomadairement, implique une grande quantité de métrages et d’images et pose donc la question de la gestion de la temporalité du film. En effet, toutes les situations sont filmées à plusieurs reprises, sous différentes lumières et selon des approches formelles différentes. Contrairement à un documentaire écrit au préalable, j’ignorais tout du devenir de l’évolution des actions et situations filmées parce que je me concentrais sur la captation, pour ne pas dire la capture, des moteurs propres à ces actions. C’est à dire que j’observe d’abords, je cherche à comprendre ce qui se déroule en l’observant, et ensuite je cherche à répondre à la question du quoi, ou du qui, ou du comment, par un engagement renouvelé des moyens de tournage. Parfois ce sont des séquence de type Cinéma Vérité, caméra à l’épaule, micro sans fil sur les protagonistes, parfois ce sont des description rigoureuses des actions qui se déroulent, parfois c’est au contrait une libre ballade dans les matières, les sons ou les mouvements. Ces trois approches, parfois menés la même journée et dans les mêmes situations, m’ont permis de réunir un matériel visuel assez riche pour pouvoir répondre, lors du montage, à de multiples options. En cela, c’est une manière de procéder assez unique car elle s’accompagnait de montages de séquences au fur et à mesure de leur apparitions.

L’écriture documentaire est ici intimement liée au processus de compréhension par le réalisateur de son sujet. L’habituelle succession, imposée au cinéma par la pensée dominante, d’un savoir préalable à la réalisation qui serait ensuite transmis par le biais d’un programme, le scénario, est ici court-circuitée. La réalisation est le moment de la recherche, entre intuitions et règles de travail sans cesses testées et modifiées. Le processus solitaire de tournage m’a confronté immédiatement à certaines limites, humaines ou techniques, dont il a fallu que je tire parti pour que ces défauts potentiels deviennent des caractéristiques lisibles de l’expérience filmique dans le territoire.

Au fil de ces trois années j’ai ramené près de 140 heures d’images.  Me confronter à tant d’heures de rushes m’a obligé dans un premier temps de les connaître parfaitement pour ensuite les oublier et les monter avec plus de détachement. Seul au montage j’ai d’abord organisé ces images par jours, par lieux, par textures ou catégories de prise de vue. J’ai retranscrit toutes les conversations, nos entretiens, j’ai monté des petites séquences pour les tester et je suis reparti filmer en conséquence. Un tournage-montage organique dont il faut trouver une structure dramaturgique pour aboutir à un film. Par essais successifs, j’ai associés des images et des mots, des sons et des textures, des propos et des actions. Le film se dessine entre les couches et les entrelacs de séquences explicatives dessinées, de leurs correspondances sur le terrain dans les actions de constructions et des glissements visuels sensoriels qui ont accompagnés la gestuelle des ouvriers, les saisons ou les matières.

Je dois maintenant confronter tous ces éléments dans une continuité temporelle linéaire en sachant que le film ne sera qu’une infime fraction du potentiel initial du projet. Un œuvre porte toujours en elle la marque des restes qu’elle n’a su intégrer. Marcel Duchamp écrit: « L’œuvre d’art est édifiée sur une absence ; l’acte créateur réalise toujours quelque chose qui n’était ni conçu ni intentionnel tandis qu’une bonne part du projet originel se trouve perdue »

Il me faut encore inclure la musique dans ma réflexion et suis impatient des premiers retours de Peter Scherer. Parlons-en dès ton retour sur Genève.
(…)
Aujourd’hui je fais une pause dans le montage du film car ce soir nous allons visionner la version actuelle de près de 120 minutes en projection avant de reprendre le montage dès demain. Je prévois d’obtenir une durée finale entre 100′ et 110’. Un film fleuve sur une petite rivière.
Alors je profite de cette journée pour mettre en place mes notes pour le River Chronicle.

Je cherche un film qui soit à la fois une expérience sensorielle dans l’espace du chantier, de la rivière et du territoire environnant, et qui apporte des informations claires sur ce qui s’y déroule. Je crois que l’information doit éclairer le sensoriel pour échapper à la gratuité de la “belle” forme ou au didactisme qui prend le spectateur par le haut ou la main au détriment son expérience.

Les préoccupations formulées ici autour de la notion d’espace public est donc au coeur de l’existence du film. Ce n’est bien sûr pas l’objet du film (ce serait un autre film que de se poser et d’observer l’usage du lieu), mais, et nous en avons déjà parlé, en déplaçant l’expérience de la nouvelle rivière avec ses multiples enjeux architecturaux, sociaux, écologiques et hydrologiques dans le terrain d’art public qu’est le cinéma, le film peut contribuer à faire écho à ces préoccupations, être en résonance.

Hier soir j’ai assisté au dernier film de mon ami le cinéaste Nicolas Humbert, Wild Plants, dans lequel il suit 4 personnages ou groupes de personnages autour de la question du Jardinage Sauvage, entre Zurich, Genève, Detroit et la réserve indienne de Pine Ridge. Le film est porté par un souffle visuel au rythme très humain mais souffre selon moi d’un excès de croyance que la bonté nait dans le retour à la terre via le compost. Trop de portes ouvertes atténuent malheureusement les moments forts, comme si la complexité de notre monde ne pouvait pas cohabiter avec ces apparentes recherches de simplicité. C’est justement cela qui m’attire dans ce projet: parler de choses simples en apparence, comme l’évidence d’un jardin public aux portes de la ville, ou la nécessité de gérer les équilibres biologiques et hydrauliques, tout en en complexifiant le chemin d’approche par une succession de détournements ou de références qui empêchent le promeneur spectateur d’être en permanence rassuré et donc endormi. Je crois que le film peut participer à cela avec son côté informatif dont je parlais, et je cherche aussi à ce qu’il soit en lui-même également l’équivalent cinématographique du jardin.

Dans le film, la place de la musique de Peter Scherer doit encore être précisée. Ce que je lui ai proposé est de composer 5 thèmes distincts qui doivent résolument éviter l’illustration de la musique de film documentaire, laquelle trop souvent s’efforce de provoquer en peu de temps des émotions immédiates sur des images passe-partout. Ces 5 moments sont pensés comme des séquences hors du temps du chantier, entre présent et passé. Ils sont constitués des ces images faites avec ma caméra Lomo « trac trac trac”, en noir et blanc, et correspondent à chaque étape de la remontée de la rivière, de l’ancien méandre restauré aux jardins de l’observation, en passant par la régulation de la digue, la sédimentation de la fosse et la percolation des losanges. On pourra donc avoir une musique en 5 actes qui pourra être arrangée et interprétée sur le site; à voir le lieu le plus propice.

Fin avril je pourrai en savoir plus sur la durée du film et ces segments musicaux. Je prévois de revoir Peter à Zurich pour lui montrer la nouvelle version du film et préciser notre collaboration.

Michel Favre